Gérer l’émotionnel en tournage
Comment garder sa casquette de professionnel quand le sujet pousse à s’impliquer émotionnellement ?
FILM : Water get no enemy
Dans les métiers de l’audiovisuel, professionnel rime très souvent avec passion. La passion est un état affectif fort qui nous stimule et transcende notre façon de travailler et de voir les choses.
En documentaire, les sujets abordés sont souvent très prenants, voire sensibles et cela l’est d’autant plus pour les équipes techniques présentes sur le tournage.
Ainsi, on est en droit de se demander, où se situe la frontière entre le spectre professionnel de ce que l’on filme… et l’émotionnel lié à notre nature humaine, notre empathie. A quel moment perd-on pied face à des situations qui peut faire basculer une situation sur un tournage ? Comment rester professionnel quand le sujet nous pousse à nous investir émotionnellement ?
Interview d’Arthur Bourbon
Salut Arthur, peux-tu te présenter ?
Je m'appelle Arthur Bourbon, j'ai 35 ans, je suis surfer pro et réalisateur.
J’habite à Biarritz, j’ai grandi en Guadeloupe où j'ai commencé à faire du surf dès mon plus jeune âge.
Vers l'âge de 24 ans, j’ai me suis mis au Free surf donc j’ai arrêté la compétition. J’ai commencé à voyager, avec des photographes, cameraman pour ramener un article sur une destination, sur un sujet… c’est une autre manière d’être surfer professionnel.
Et en même temps, j'ai commencé à me passionner pour la photo, la vidéo. Je me suis acheté une caméra et j'ai commencé à documenter mes voyages. C’est devenu une 2ème activité.
Par la suite, j'ai commencé à bosser, notamment avec des gars qui me filmaient en tant que surfer pro, avec qui je voyageais. C’étaient mes mentors, ils me plaçaient sur des plans où je les assistais et ils m’ont appris à utiliser du matériel professionnel.
Aujourd’hui, j'ai ma petite boîte de production audiovisuelle et en même temps, je suis toujours surfer pro. J'ai toujours des sponsors et je fais des projets de documentaires. J'essaie à fond de m’orienter vers les documentaires, c’est ce qui m’intéresse le plus !
As-tu un projet en tête qui t’a marqué, où tu t’es impliqué émotionnellement ?
Oui, Water get no Enemy (documentaire sur des surfeurs anciens enfants soldats au Libéria). Je rentre juste du Liberia où je suis justement allé revoir tous ces surfers et filmer une compétition de surf locale. Je me suis retrouvé de nouveau face à des situations compliquées. J’étais avec une personne qui était un peu mal à l'aise et c’était vraiment un personnage dont j’avais envie qu'il parle de certaines choses. Il avait un côté un peu sombre et je sais que c'est un gars qui avait des problèmes d’alcool… J’ai essayé un peu de lui amener la question, mais j'ai vu que ça passait pas. Il m'a dit : "on en parlera après en OFF". Tu sais que c'est important pour le projet, mais il faut respecter ça et tu ne peux pas forcer une personne.
Donc oui, pour ce documentaire, l'affect était forcément hyper présent et hyper fort.
As-tu en tête des exemples de situations précises où tu as senti que l’émotionnel empiétait sur ton travail ?
Quand tu filmes un documentaire, t'as envie de tout filmer et parfois même pour le film cela peut être génial d'avoir des moments qui peuvent être délicats…
Tu te dis, faudrait le filmer et ça ferai une super séquence dans le film, mais il y a des fois où, tu ne peux pas le faire parce que la situation est trop grave. Tu es obligé de poser la caméra, c’est un réflexe, parce que la sécurité et le confort passe avant tout pour moi.
Par exemple, je reviens tout juste du Liberia et on était au bord de l’eau avec la caméra en train de faire quelques plans. Tout d'un coup, des gens ont commencé à se noyer : des baigneurs se faisaient emporter par le courant pendant une compétition de surf locale. C’était une situation de danger immédiat pour ces personnes. On a réagi en se mettant en maillot pour aller les récupérer.
Au final, je ne suis pas allé dans l'eau parce que les surfers locaux étaient en meilleure posture avec leurs planches et sont allés les secourir.
Cet événement aurait fait une bonne séance pour le film. On aurait parlé de ça, parce que les surfeur là-bas, sont les seuls qui savent nager. Ce sont des gardiens de la mer et de la sécurité, des Watermen.
C’est cool de documenter, mais il y a un moment où c’est la vraie vie.
Pour ton documentaire « Water get no Enemy » avec Damien Castera, vous êtes donc allés au Libéria, un pays anciennement en guerre civile. Qu’avez-vous ressenti durant ce tournage ?
C'est un pays très pauvre donc déjà il y a un gros décalage, c'est assez impressionnant, il n’y a pas du tout d’étrangers. Il y a beaucoup de bâtiments qui sont en ruine, c’est très pauvre donc c'est marquant. Le premier jour, c'était impressionnant. Mais tu t'habitues, les gens sont quand même très sympas, il y a même une ambiance qui est assez cool. L'Afrique de l'Ouest pour ça, c'est assez cool !
Les gens ont tendance à vite rigoler, chanter, malgré leurs conditions de vie, ils sont très positifs donc c'est assez impactant.
Mais, le contraste, c’est que beaucoup galèrent et souffrent justement de la pauvreté, parfois de la faim, de problème de santé. Donc il y a beaucoup de choses dures à voir.
Ils sont plutôt enthousiastes et souriants par rapport à ce qu’ils ont, alors que nous, on manque de rien et on peut vite être négatif.
Ça fait du bien parce que tu vois des personnes vivre plus simplement et s’en sortir malgré la misère.
Il n’y a pas beaucoup de gens déprimés, ils sont au combat tous les jours et ils sont positifs donc c'est cool. Ça fait bien relativiser.
As-tu l’habitude de t’impliquer émotionnellement dans les projets que tu tournes ?
J'ai un côté humain dans tout ce que je fais, j’ai du mal à garder une certaine distance par rapport aux gens. Je trouve ça plus cool d'avoir cette sensation de travailler un peu en famille, d'être proche des autres.
Dans les documentaires, il y a beaucoup d'affect parce que ce sont des projets où tu ne gagnes pas beaucoup d'argent. Donc si tu ne fais pas ça pour l'amour du sujet, de la personne, ça ne sert à rien, tu ne le fais pas !
Donc, forcément, il y a une part d'affectif déjà par rapport au choix du projet.
Il faut apprendre à connaître et respecter les gens, pour tisser une relation de confiance. Si tu ne fais pas ça, la personne n'aura pas envie de participer, de se confier et de s'ouvrir. La plupart du temps, je choisis des personnes en particulier parce que j'ai un certain affect pour eux. Je le fais vraiment naturellement parce que je m'entends bien avec les gens et que j'ai envie d'avoir une relation sincère et cool.
Donc, en général, il y a toujours beaucoup d’affect, en tout cas de mon côté.
As-tu un personnage qui t’a marqué plus que les autres lors de cette aventure ?
À la fin du film, il y a une personne qui s'appelle Augustin, qui était un ancien soldat. C'était justement très délicat parce qu'on savait qu'il avait été enfant soldat et c’est assez mal vu, il n'en parle pas trop et essaye un peu de faire oublier ça.
C’était une partie dure de sa vie donc il n'a pas envie de parler et nous, on savait que ça avait été le cas. On lui demandait de parler un petit peu de la guerre, de savoir comment ça s’était passé pour lui.
Il ne développait pas et n’en venait pas au fait, c’était assez délicat parce qu’on ne voulait pas le forcer et en plus, il y avait la barrière de la langue. Finalement, il a réussi à se confier, mais avec Damien, on a senti qu’il était vraiment meurtri et que c’était lourd de remuer ça.
Il faut toujours trouver un juste-milieu.
Avec du recul, que retiens-tu de ce tournage/expérience ? Comment ressors-tu de ce genre de tournage ?
Comme je disais la première fois, ça fait toujours une piqûre de rappel, on se rend compte de la chance qu'on a et à quel point justement des gens galèrent au quotidien.
Ils ont des vies pas faciles, et même d'une manière plus large, tu vois à quel point, nous, on a des opportunités depuis tout petit sur de pleins de choses. Étudier, apprendre, voyager, eux, ils n’ont aucune opportunité et tu vois à quel point ils manquent de matière pour rêver et avoir des ambitions.
J’ai eu la chance de retourner là-bas, de voir ce qui a changé après avoir réalisé un premier projet, et que celui-ci soit abouti. C'est un peu le rêve en tant que réalisateur de documentaire, de faire un projet comme ça et de voir qu’il y a un impact et qu’il serve une cause ou une communauté.
C'était hyper émouvant de se dire que grâce à ce qu’on a fait, on a aidé des gens, même si un surf club avait déjà été mis en place avant notre passage.
De revoir les gars au village, de voir qu’ils ont grandi, c’était assez émouvant.
Avec ton expérience, comment gères-tu ta casquette de réalisateur professionnel lors de tournages comme celui-ci ?
Pour moi, il faut créer le plus de liens possibles, que ce soit une vraie expérience humaine et pas juste quelque chose de professionnel. C'est ma manière de voir et de faire les choses. On parle d'être humain, de rencontres, d’histoires personnelles, ce n'est pas de la marchandise que tu achètes ou que tu consommes pour après partir.
Pour moi, ça fait partie du processus, d'apprendre à connaître les gens, de montrer que tu t'intéresses vraiment à eux en tant que personne et pas en tant que réalisateur. Il faut aller plus loin que ce côté professionnel audiovisuel et ne pas se limiter, il faut tisser des liens, surtout en documentaire. En mettant de l’affect dans un projet, ça lui donne plus de valeurs.